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Libmag 36

Mémoires d'un libournais

La «sur face de vente de l 'épicerie Roussange» étai t si exiguë que, pour at teindre la table du centre qui suppor tait les terrines de grâtons et de pâté de campagne, le lard et le jambon entamé, la morue, les bocaux : de bonbons et de cornichons au détail , le f romage sous cloche et autres délices alimentaires, la fidèle clientèle, (sur tout des voisines) devait se faufiler entre les sacs de lentilles, de haricots, de pois cassés, de pommes de terre, les cageots de légumes, le baril de sardines salées, la caissette de harengs fumés, le bidon de pétrole, le casier de bouteilles d'eau de javel . Bref, une sorte de parcours du combattant ! Dans cet inextricable encombrement , en maîtresse femme Mme Roussange se mouvait sans aucune difficulté, coupant , pesant , empaquetant , transvasant , vidant dans les cabas tout en participant sans rien en perdre à toutes les conversations. Puis, à son comptoir, rendant la monnaie, elle feuilletait son cahier de 100 pages tout griffonné, et , sans erreur possible, elle y repérait la boî te de sardines ou le paquet de vermicelles que cette étourdie de Mme Unetelle, selon son habitude, avait pris à crédit et oublié de régler. Ah ! la charmante épicerie, celle que tenait aux Fontaines Mme Roussange ! Mais, pour les gamins que nous étions, elle offrait comme inestimable attrait la jeune Nadine, la fillette de l 'épicière, gracieuse et jolie comme un coeur, et qui souvent aidait sa maman à servir en dehors de ses heures de classe. Nous en étions tous amoureux, jaloux les uns des autres, je n'échappais pas à cette juvénile «maladie d'amour » ) et c'était à qui approcherait de plus près Nadine et obtiendrait d'elle ce sourire, dont elle n'était point avare. Un sourire qui certainement compta dans les petits bénéfices tirés du bocal de sucettes et de bâtons de réglisse qui descendaient à vue d'oeil , à la demande des soupirants de Nadine. Dans cette liste des «gagnepetits» , mais spécialement de ceux dont j 'ai gardé le souvenir du rôle qu' ils jouaient dans l 'animation de la rue elle-même, je n'oublierai point ces petits métiers si pittoresques, depuis longtemps disparus. C'était la laitière, qui passsait tous les matins, sa cariole tirée par un âne transportant ses bidons de lait , et qui savait «qu'aujoud'hui il en faut » lorsqu'elle trouvait la casserole sur l 'appui de la fenêtre. C'était le boulanger, son cheval gris et la capote de cuir de sa voiture, qui laissait la miche derrière le contrevent. Le long plateau hippomobile sur deux roues de l 'espagnol , qui baragouinait un si mauvais français, servai t d'étalage à ces agrumes flairant bon leur exotisme, oranges, mandarines, bananes, ananas, qui étaient à l 'époque des denrées de luxe, et qui passait plusieurs fois par semaine. Même l 'éducation de l 'oreille y trouvait son compte. L'aigu de la petite trompette du Caïfa ne pouvait se confondre avec le son du cor de chasse, assez inattendu du marchand de tripes et de gras-double, qui avait inauguré cette originale réclame sonore. Quant au fifre du Chabichou, c'etait sur un tout autre registre qu' i l modelait ses trilles, et la seule erreur possible aurait été de le confondre avec le f lûtiau qui jouait devant le boeuf-gras décoré de guirlandes, de verdure que, pour le Mardi Gras, Mathieu notre boucher faisait défi ler dans la rue. Dans le domaine vocal , moins bien lotis que dans celui instrumental , nous n'avions certes pas à nous enorgueillir de la voix de rogomme de la «Chipinpin » , la ramasseuse de peaux de lapins et de «gueilles» qui criait son : «Y'a pas d'chiffons à vendre, Pas d'peaux d'lapins à vendre?». Mais, par contre, le soprano de la marchande de poissons qui passait tous les vendredis avait trouvé sa bonne tessiture dans cette strophe qu'il me semble encore entendre : « Les beaux charrons Les beaux charrons ! » Suivie dans le contre ut de ce : «Sole vive . . . sole !!» un vrai morceau de bravoure vocale ! Je me souviens du jour où, la voix voi lée par un malencontreux rhume, not remarchande de poissons, passant devant ma grand-mère, lui dit en manière d'excuse sur sa mauvaise prestation et avec l 'accent des Fontaines : 
- Ah ! ma pôvre dame, aujourd'hui , quand j 'arrive à la «sole» , je peux pas la grimper »