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Libmag 38

Mémoires d'un libournais

_ PIERRE PEYREBLANQUE _
1905/1996

Une Maison également importante était celle des deux frères Musset, tous les deux barbus. Auguste, celui qui l'avait la mieux peignée, jouait du cornet à pistons à l'Harmonie de Libourne, ne se défendait pas mal du tout sur le violoncelle et ne refusait jamais son concours pour participer aux festivités en faveur de bonnes oeuvres. La passion que portait Auguste Musset pour la musique avait provoqué chez lui ce tic gui lui faisait agrémenter sa conversation de ces «pom pom pom» qu'Il marmonait dans sa/barbe. J'ai entendu raconter que certains courtiers en vin à l'oreille exercée comprenaient si l'échantillon présenté allait être ou non agrée, rien qu'au ton de ce «pom pom pom» qui évoquait le pizzicato du violoncelle. En tout cas, quand c'était un «tse tse tse» sur le bord des lèvres qui faisait penser à la polka en coups de langue pour cornet, c'était que l'échantillon n'avait pas la faveur du négociant mélomane.
A ces silhouettes évoquées de quelques-uns de nos négociants des Fontaines, viennent se profiler dans ma mémoire celles de toute une pléiade de participants aux activités du florissant négoce. Il y avait ceux qu'on appelait les «maîtres» et les  «hommes» de chai. Depuis la rue, on pouvait les voir dans la pénombre, éclairés de la bougie et parés de leur tablier en «gueille de bonde», suivant leur grade et leur titre, la pipette d'une main et le verre de l'autre, déguster, recracher, débonder, ouiller, transvaser, mécher, coller au blanc d'oeuf, tandis que les manoeuvres qu'on appelait les «margajats» rinçaient les barriques ou les encarassaient.
Il y avait aussi les tonneliers qui participaient au culte du chai en entretenant et réparant la futaille. C'étaient la plupart de joyeux lurons, hauts en couleur et qui avaient le verbe haut comme ille fallait pour dominer le bruit des coups de maillet qui, dans leur atelier trouvait son écho amplifié dans la rotondité des tonneaux. Le prototype de nos tonneliers des Fontaines est resté pour moi le Mathurin, qu'on appelait «le Mathu» C'était un grand diable rigolard, dont les exagérations de langage dépassaient celles de l'acteur Raimu dans ses rôles
de galéjeur méridional. J'ai souvent fait mes délices d'entendre le Mathu narrer (avec l'accent) ses parties de pêche au carrelet, (miraculeusement), ou vanter les vertus diététiques d'un bon chabrol après un tourin à l'oignon. Sans oublier ses hauts-faits militaires lors de t'expédition du Tonkin. Sa surdité s'aggravant avec t'âge, les écarts verbaux du Mathu devaient devenir si tonitruants au cours de séances de cinéma, (muet... sauf pour lui), que M. Cayos dut lui interdire l'entrée de son Jardin d'Eté où Mathu faisait scandale, ne pouvant se priver de crier à tue-tête: «Tues-le !» lorsque le traite du mélo était pris à partie par quelque émule de Zorro. Le Mathu était une vraie force de nature. Dans les chais, les journées étaient d'au moins neuf heures, voire dix, pour de bien modestes salaires, qui prévoyaient pourtant le litre de vin à emporter, qu'on appelait «la buvante»,ce qui pouvait être bu sur place passant à profits et pertes. Par contre, les négociants n'étaient pas très regardants sur les quelques moments de relaxe que s'octroyait le personnel. Au nombre de ces moments, il en était un de quasiment sacré : celui du casse-croûte du matin qui se situait guelques heures après l'embauche. C'était plus que le morceau avale sur le pouce et la profession en avait fait, pourrait-on dire une sorte d'institution. Si l'entrecôte «maître de chai» figure avec un certain prestige au menu des spécialités girondines, elle le doit en partie à nos
hommes de chai des Fontaines qui, au fil des générations, versèrent tant de larmes à peler les échalottes. Et à nos tonneliers dont le visage ruissela si souvent devant le brasier des douelles de barriques, encore imprégnées des parfums de ces précieux nectars qui en faisaient le bois sacré pour ce rituel sacrifice.
Que de spécialités typiquement du chai ne figuraient elles ras au menu de ces casse-croutes non moins typiques ! Mais, qu'il s agisse des pieds de cochon grillés, de la morue et de la tête d'ail, cuits sous la cendre, des moines à la vinaigrette ou de la tranche de jambon à la «couillebardine» (c'était une sauce décapante faite d'échalotte et de vinaigre cuit et sucré), chacune de ces spécialités servait de fairevaloir
au vin approprié, judicieusement tiré a telle barrique, qui n'était point celle du hasard. Ainsi, n'est-il pas exagéré de dire que ces professionnels cassecroûtes constituaient en quelque sorte un cours de perfectionnement en oenologie gustative. A ces conviviales agapes participaient souvent les camionneurs (des costauds au solide appétit), dont les chevaux piaffaient au bord du trottoir, en attendant qu'à l'aide des tins, les barriques soient montées
sur le plateau à quatre roues adapté à ce transport. Bien de chez nous aussi étaient ces exemplaires employés de bureau du négoce, caissiers, comptables, rédacteurs du courrier - ces derniers réputés pour leur si belle écriture, la plupart étant anciens élèves de l'école des Frères où la caligraphie était à l'honneur, chargés des expéditions, etc ... etc ...
On les reconnaissait à ce qu'ils portaient le faux col blanc de celluloïd et les manchettes. Souvent ils finissaient d'user le rond de cuir et les manches de lustrine que leur avait légué leur père, à la même fonction, dans la même Maison, parfois, même leur grand-père car plusieurs générations pouvaient s'y succéder. En ce temps-là, il n'était pas impossible à un gamin, sorti de l'école avec son certificat d'études et engagé, grâce à de solides recommandations, comme garçon de courses on appelait ça le «cascaret» de devenir un jour à force de sérieux, onde de pouvoir de la Maison. Après être passé dans une marche ascendante par la presse à polycopier et J'éponge humide à mouiller la colle des enveloppes.
La chose s'était vue et on la citait en exemple.