Lib Mag 88

Mémoires d'un libournais

_ PIERRE PEYREBLANQUE _
1905/1996

Ce Trotsky-Teurlay ne prenait rien au sérieux de ce que je lui disais (sauf s’agissant du travail, car je me flatte de lui avoir fort bien appris le métier), et il ne se génait pas pour me faire des blagues à l’occasion.

Il est vrai que, froussard comme il l’était quand il s’agissait de grimper tout en haut de l’échelle à coulisse, je ne manquais pas de la lui secouer, soi-disant pour l’aguerrir, en realité pour le plaisir de le voir s’y cramponner en me traitant de toutes sortes de noms. Un jour que je l’avais laissé tout seul à l’atelier, ne lui prit-il pas la fantaisie de confectionner de ses mains un costume à mon chien ? Il avait apporté de chez lui, pour cela, du tissu, du fil et une aiguille. C’est ainsi qu’en arrivant le soir, je trouvais le cher animal courant dans les allées dù jardin, littéralement affolé par le tintement des grelots que le sacripant lui avait cousus sur le dos, en guise de décoration.

Le client qui a fait venir les peintres ne s’étonne généralement pas de les entendre siffler et chanter en travaillant, puisque c’est la tradition et leur habitude. Mais il est tout de même fort surpris lorsque, de la pièce de la maison où il sait qu’il sont en train de peindre ou de tapisser, lui parviennent aux oreilles les échos de ce curieux dialogue à ‘deux voix contrefaites et lancé à la cantonade : «Ah ! Ah !»

- «Oh! Oh! Oh!» Bonjour Monsieur Gugusse! Voulez-vous dire bonjour à tous ces petits enfants ? »

- «Bonjour ! Bonjour tous les petits enfants! Qui c’est qui veut jouer avec moâ ?»

Ce soir, le numéro de clowns aura été répété, mis au point et les quatorze rouleaux de papier peint, raccordés à un sautoir, seront posés, et la pièce finie et livrée.

De ce numéro donné à l’occasion d’une kermesse des Bleus, je possède encore la photo sur laquelle je défie quincongue voudra me tenir le pari de reconnaître notre aimable conseiller genéral, officier de la Légion d’honneur et ancien Premier magistrat de la ville de Libourne, sous les traits de cet Auguste à la Fratellini, à qui ne manque même pas le nez rond comme une tomate.

C’est pourtant bien lui, et pas assez bégueule pour dire le contraire si cette photo-souvenir lui était présentée.
J’eus également le plaisir de former un autre ouvrier peintre en la personne de Charles Dupeyrat. Il avait un violon d’lngres qui était l’acrobatie, et pendant son apprentissage, j’eus souvent l’occasion d’assisister (parfois même en sorte de conseiller pour les gags), aux répétitions du numéro de tremplin américain qu’il mettait au point avec pour partenaire son camarade Guy Bayle, apprenti voilier chez Dédé Dupont, lui même un fondu du chapiteau et de la piste.

A l’affiche, «Les Barclays » (Dupeyrat et Bayle) remportèrent quelques jolis succès au cours d’une tournée de cirque et sur les scenes de music-hall de la région parisienne.
Autre personnage particulièrement typique qui compta beaucoup durant ces quelques dix années d’entreprise, c’est Henri Charpentier.
Il fut pour moi l’ami le plus aimable à fréquenter qu’on puisse souhaiter,et avec qui j’ai connu de bien joyeux moments. Fils du colonel charpentier qui commandait le 1er R.A.C. en garnison dans notre ville, Henri s’était fait libournais d’adoption. Artiste peintre et dessinateur de grand talent, élève des Beaux-Arts de Paris, remarquable aquarelliste, il était très doué pour la pochade humoristique et le burlesque.

Il excellait dans les reconstitutions pseudo-historiques se passant de préférence au Moyen-Age, et quel amusement pour moi de lui voir traiter « la prise du château fort de Courcouillac », où les personnages pullulaient et que Dubout n’aurait pas reniée. 

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Suite de la page 14

Son humour pouvait s’en donner à coeur-joie. Les scènes de vendanges en Libournais ou de travaux dans le chais inspirèrent son crayon et son pinceau et en a-t-il produit qui sont de véritables petits chefs-d’oeuvre d’observation.

Placide, toujours d’un calme olympien, la bouffarde au bec laissant tout juste passer la parole moqueuse (Dieu sait si j’en pris pour mon grade mais toujours à bon escient !), Henri Charpentier avait tellement pris ses habitudes dans mon atelier et les chantiers où il venait me regarder travailler que, peu à peu, les Arts ne nourrissaient pas bien leur homme, il en était arrivé a envisager de se «recycler» dans la peinture en bâtiment. Il l’avait fait et je l’y avais aidé. C’est d’ailleurs ainsi que, lui me donnant à l’occasion quelques conseils de décoration, et y mettant même la main, moi lui enseignant des ficelles du métier, nous eûmes le plaisir (en tout cas, pour moi, c’en fut un) d’effectuer ensemble quelques travaux, dont au château de Vayres et la réfection, jusqu’aux voutes, des peintures murales du choeur de l’église de Saint-Ferdinand.

On peut me croire si je prétends que ceux de nos travaux qui furent exécutés par le quatuor Henri Charpentier, Trotsky-Teurlay, Charles Dupeyrat et moi-même, ne l’ont pas été sous le signe de la morosité et de la tristesse...

A suivre...